A l’heure actuelle, on parle beaucoup de la fin de la « chrétienté » (1), sous une forme de déploration, pour en annoncer la fin. Est-ce que tout se déliterait-il en extrême occident ?
En 312, l’empereur Constantin (2) manifeste de la sympathie pour l’Église, jusqu’à devenir le champion de la cause chrétienne contre le paganisme ambiant. En 325, il convoque le premier concile œcuménique de Nicée. Un peu plus tard, en 395, il fonde Byzance. Quinze siècles plus tard, on nous annonce la fin de l’ère constantinienne.
Avant la révolution de 1917, beaucoup d’hommes et de femmes étaient chrétiens par pression sociale. Fonctionnaires et militaires en Russie, devaient communier une fois l’an et procéder à une inscription administrative sur leur passeport intérieur. Cette religion sociologique a quasiment disparu. Certes le cadre, les valeurs et les institutions diverses s’inspiraient plus ou moins de l’Évangile. L’église était au milieu du village. Les monastères, au milieu desquels on vivait, étaient florissants. Les témoignages de sainteté n’étaient pas rares. Le champ familial, civique, moral et politique était emprunt des valeurs du christianisme. Le chemin était balisé, les repères nombreux et beaucoup s’y tenaient. Cette civilisation « chrétienne » n’était pas sans manquement ; les valeurs chrétiennes occupaient idéalement une grande place. Pour beaucoup d’âmes simples, de personnes modestes, non sous l’angle économique mais sur le plan des qualités personnelles, la vie chrétienne était la normalité. L’aspect communautaire, social, sociologique formait un terreau nourricier.
L’entrée dans la post-modernité nous invite à réfléchir à notre cadre de vie, le contexte qui est le nôtre, notre époque. De nos jours, la vie chrétienne semble réservée à une élite susceptible de raisonner sa foi. La portée de cette dimension populaire est d’un point de vue civilisationnel une grande perte (3). Si les changements sont profonds, l’adversaire spirituel, lui, demeure le même car, dans le combat le chrétien n’a pas d’ennemi. Il n’a qu’un adversaire : le même hier et aujourd’hui. Ce n’est donc pas la fin du christianisme.
Mais alors, comment être chrétien dans le monde d’aujourd’hui ? Quelle réponse « concrète » apporter ?
Le chemin le plus court serait de revenir à la grande tradition de l’Église orthodoxe, telle que saint Séraphim de Sarov la dépeint et la proclame : « acquérir le Saint-Esprit ». Retourner en soi à la source intérieure, porter la plus grande attention aux mouvements du cœur, à la parole de l’Évangile, aux inspirations célestes. Non pas favoriser une attitude extérieure et morale, pratiquer un ensemble d’actes qualifiés de bons, mais cultiver sans relâche la présence du Saint-Esprit, la retenir, la fixer, l’enraciner jour après jour, nuit après nuit, liturgie après liturgie. A chacun selon sa mesure. « Une bonne action ne peut être bonne qu’en apparence, elle l’est si elle provient d’un cœur miséricordieux » précise le père Cyrille Eltchaninoff dans ses « Écrits spirituels » (4), lequel ne fait que proposer une lecture inspirée de saint Isaac le Syrien. Être bon, c’est développer dans son cœur, avec la grâce de Dieu, la chaleur de la prière, la purification des pensées, la miséricorde pour le frère et non pas obligatoirement multiplier les actions extérieures. Cette grâce du Saint-Esprit opère dans les cœurs depuis le baptême. Encore faut-il s’en soucier et la faire fructifier.
L’acquisition du Saint-Esprit a lieu chez celui qui accepte d’entrer dans le combat spirituel : en vérité, dans l’arène de son cœur. Saint Nicodème l’hagiorite parle d’un combat spirituel qui consiste à privilégier les énergies du Saint-Esprit sur les pensées passionnelles. L’acquisition du Saint-Esprit se réalise par la domination sur les esprits déchus, qui ne manquent pas de nous importuner, dans l’étouffement progressif des impulsions diaboliques qui nous tourmentent. Il est cependant évident que conformément aux commandements évangéliques, nous devons accomplir de bonnes actions envers celui qui se trouve devant nous, ce que les Pères nomment la praxis : jeûne, prière et charité. Il ne s’agit pas d’action volontariste, mais d’une pratique fondée sur la vigilance intérieure, la « nepsis » de la Philocalie, l’acquisition du Saint-Esprit avec la libre détermination de l’homme.
Le saint Père Justin de Célié nous rappelle que la vie spirituelle est une affaire de détermination, sans crispation, sans tension, ce qui n’exclut pas l’ardeur. Des saints ont fait preuve d’excès dans l’effort ascétique, sans jamais tomber dans l’irritation, le contentement de soi et l’endurcissement du cœur. Le critère est la miséricorde, la paix du cœur, en somme l’harmonie intérieure, non pas le juste milieu d’un confort personnel, mais la recherche d’un équilibre intérieur. Comme le dit Saint Antoine le Grand à sa manière : « ne pas tendre l’arc outre mesure, il peut se briser ».
Nous qui vivons dans le monde, nous devons cultiver une juste tension spirituelle, un subtil équilibre entre ardeur et détente. La vie spirituelle dans le monde repose sur une alternance de moments intenses (prière personnelle et vie liturgique) et d’instants nourris de lectures appropriées, de promenades silencieuses, d’échanges spirituels. La joie est de mise. Ne dit-on pas en français qu’un saint triste est un triste saint ! N’abandonnons jamais une certaine vigilance intérieure, une attention portée sur le mouvement incessant des pensées. Nous demeurons comme une araignée au bord de sa toile.
La recommandation paulinienne, « priez sans cesse », se traduit pour l’homme confronté au monde, en dehors des moments intenses soulignés plus haut, par « une mémoire de Dieu », ou mieux encore d’une conscience aigüe de se mouvoir en permanence sous le regard divin. Une prière sobre et discrète, ramassée autour du nom de Jésus, peut accompagner tous les temps « vides » d’une journée : dans les transports en commun, la vie de bureau ou les heures de cours, tous les travaux artisanaux. Il existe mille et une occasions lorsque nous sommes seuls ou inoccupés, de dire « Jésus » dans notre cœur. Le Père Jean de Kronstadt, aux dires de ses biographes, était au milieu de la foule aussi concentré que pendant la célébration liturgique.
Le ruisseau rejoint le fleuve qui se jette dans la mer divine. La prière modeste de la journée alimente secrètement la prière du soir, de la nuit. Ainsi s’incarne le Christ dans nos cœurs, il y est né, il y vit. Par la prière de Jésus, dans sa formulation plus large et complète se réalise une communion organique, « eucharistique » avec le créateur, sa vie devient peu à peu la nôtre, se mêlant chaque jour plus intimement, de manière consubstantielle à notre être profond et caché, par le souffle qui porte le nom du Verbe au centre de notre être, dans notre cœur.
En définitive, notre modèle reste la prière du publicain, le sentiment d’indignité intérieure, la reconnaissance des innombrables bienfaits reçus d’en–haut, la conscience de nos manquements multiples plus que nos péchés, la vision de notre état de pécheur. Cet ensemble de prises de conscience, en son temps, ne peut qu’attirer la grâce de Dieu sur nous, chrétiens dans le monde sans être du monde : « Je leur ai donné ta parole et le monde les a haïs, parce qu’ils ne sont pas du monde. Je ne te prie pas de les ôter du monde, mais de les garder du malin. Ils ne sont pas du monde, comme moi, je ne suis pas du monde. Sanctifie-les : ta parole est la vérité. Comme tu m’as envoyé dans le monde, moi aussi je les envoyé dans le monde » Jean 17/14-18.
Prêtre Joseph du monastère de la Nativité de la Mère de Dieu à Godoncourt
(1) « La fin de la chrétienté » Chantal Delsol. Editions du Cerf, 2021.
(2) L’empereur Constantin demeure une figure énigmatique pour les historiens.
(3) D’où le rôle primordial, l’importance du témoignage monastique.
Spiritualité Orientale n°29, Bellefontaine, 1999. Cité par l’archimandrite Placide au cours de sa conférence « Dans le monde sans être du monde », en novembre 1979 à Montgeron.
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