top of page

L’Archimandrite André Scrima et l’Evangile de saint Jean

Le dimanche 19 novembre 2023, le monastère de la Nativité de la Mère de Dieu (Godoncourt), la cathédrale orthodoxe des saints archanges et l’association Nepsis-France, avec la bénédiction de son Eminence, le métropolite Joseph, ont organisé à Paris un colloque sur l’actualité du Buisson ardent, l’archimandrite André Scrima et le professeur Alexandru Moronescu. Des contributions de qualité ont été données par :


-          Mme Anca Vasiliu, professeur de philosophie à la Sorbonne (Paris IV)

-          Mr Ion Alexandru Tofan, professeur de philosophie à l’université de Bucarest

-          Mr Marius Vasileanu, professeur à l’université de Bucarest

-          Mr André Paléologue, istoric AdH, Paris

-          Le Père Räzvan Ionesco, prodecan, CDS, Paris

Documents et films sont disponibles sur le site du monastère de Godoncourt.


***


A notre tour, dans le prolongement de ce symposium, de rendre ce modeste hommage au Père André Scrima, ayant imaginé ce commentaire du commentaire, dans le but de le faire connaître auprès d’un public plus large et d’introduire à la lecture de sa remarquable méditation de Saint Jean (1). Figure spirituelle inclassable et très attachante, André Scrima était une personnalité hors du commun, né en Roumanie en 1925 et décédé en 2000. Il devint moine en juillet 1956, avant de partir pour l’Inde afin d’y écrire une thèse sur la tradition monastique orthodoxe et les courants spirituels hindous. De retour à Paris, il séjourna au Mont Athos, puis devint père spirituel d’une jeune communauté monastique au Liban, communauté pour laquelle il entreprit ce commentaire du quatrième  Evangile. « A l’évidence, le modèle de Scrima est johannique : être dans le monde mais pas du monde, dans la chair mais pas selon la chair, une définition de l’être de passage » comme le dit Anca Vasiliu (2). Le père André Scrima était un moine gyrovague et savant. A travers son commentaire, jamais le père André ne se départit d’une réflexion précise sur la structure du texte de saint Jean et en outre il nous fournit une analyse littéraire et théologique proche des pères de l’Eglise. L’expérience personnelle, la connaissance spirituelle, l’étude de l’Ancien Testament, du Nouveau et des pères, une inspiration soutenue, donnent lieu à une forme de jaillissement, un foisonnement d’idées, qui assurent une profondeur de champ à l’introspection et qui mérite d’être soulignée. Le père André Scrima introduit son lecteur au cœur du message et de l’enseignement du Christ. Il permet à ceux qui sont en quête d’une authentique recherche spirituelle de prendre part à cette parole de vie contenue dans l’Evangile de saint Jean.


N’éteignez pas l’Esprit (Saint Paul, 1ère aux Th.5,19).


Les livres nous instruisent plus ou moins. Ils ont un intérêt s’ils viennent approfondir nos connaissances, alimenter notre réflexion et nourrir notre recherche spirituelle. Ils sont alors indispensables. Ils traitent du passé, du présent et de l’avenir, mais peu transcendent le temps, ouvrent une brèche, laissent passer un trait de lumière, dévoilent un pan du Royaume, offrent un ciel à portée de main. Ce dépassement se nomme « kairos » (3) dans le grec du Nouveau Testament, c’est l’accomplissement du temps, le temps hors du temps qui s’oppose à la continuité, à la linéarité du « chronos ». L’évangile de saint Jean témoigne du « kairos ». Certes, la naissance du Christ et son enseignement nous propulse dans l’avenir, vers la parousie. Nul ne peut s’établir sur la terre lorsqu’il attend avec ferveur le second avènement, le retour glorieux du Seigneur. Ce cri « Viens, Seigneur Jésus » de l’Apocalypse (22,20) est un « moment » à faire advenir, de l’ordre du kairos. Les quatre  Evangiles surplombent le temps, transcendent la linéarité du monde, invitent à prendre la bonne voie de celui qui a dit : « Je suis la voie, la vérité et la vie » (Jn.14,6). Cependant, le « Dernier Evangile », dans l’ordre canonique (4), celui de Jean, contribue à répandre largement l’Esprit dans le monde. Ecrit à la fin du premier siècle, il nous initie à la vraie théologie et nous prépare dans le combat de l’Esprit contre les esprits déchus, qui ont pour père Satan.

 Pour ceux qui doutent, Jean le disciple bien-aimé de Jésus est aussi l’évangéliste et l’apôtre (5). Paul voit en lui « une colonne de l’Eglise » (Gal.2,9). Jean fils de Zébédée et de Salomé, frère de Jacques, est issu d’une famille lévitique. Il rencontre Jésus sur la rive du lac à la dixième heure. Lors de la Cène, il penche sa tête sur le sein de Jésus. Un geste inouï. Chez les synoptiques, Jésus agit en Galilée. Chez ces derniers, on note un seul voyage du Christ à Jérusalem, pour y mourir. Jean décrit Jésus en Judée. Il procède par thème : les noces, le baptême, la montée à Jérusalem, le commandement de l’amour… C’est un contemplatif qui témoigne dans une langue élaborée, abstraite et théologique, néanmoins accessible, en raison de l’emploi de niveaux matériel et spirituel toujours mêlés. En guise d’exemple : le serpent d’airain élevé par Moïse dans le désert, est une préfigure du Christ. Il faut qu’Il soit élevé (Jn.3,14). Cependant, par cette élévation sur la croix, le Christ attirera tous les hommes à lui (Jn.12,32).

 

Introduction aux deux discours d’adieux


Le commentaire du père André Scrima, vient nourrir notre attente nostalgique de Dieu, attente commune à tous les hommes qui ont besoin de la connaissance vivante. Les deux discours d’adieux offrent cette nourriture. L’adresse du Christ aux apôtres, il y a deux mille ans, est toujours d’actualité.


Au cœur des ténèbres, au moment le plus sombre de l’histoire de l’humanité où les forces du mal semblent l’emporter, il fait nuit. Après la Cène donc, Juda s’éloigne ruminant son dessein criminel de livrer Jésus (Jn.13,2).


Que dit Jésus ? « Je ne vous laisserai pas orphelins. Je viendrai à vous. Gardez mes commandements (Jn.13,34) ». Plus inattendues, plus étranges encore sont ces paroles : « Maintenant le Fils de Dieu est glorifié » (Jn.13,31-32). Selon saint Jean Chrysostome, le Seigneur protège ses disciples de la tentation du découragement « et leur fait comprendre qu’ils ne doivent pas éprouver de l’affliction mais être dans la joie ». L’heure est dramatique. Mais la glorification, le retour plénier de la nature humaine du Christ dans la gloire du Père, est proche. Le Fils est glorifié et Dieu est glorifié en Lui. La gloire n’a pas de référence dans la nature créée. Les souffrances, la crucifixion, la résurrection, l’ascension et la pentecôte constituent la fin de cette page de l’histoire. Ce n’est pas la fin des fins, mais une finalité essentielle, une fenêtre qui s’ouvre sur l’éternité, une sortie du temps. Telle est la double signification de cette étape de la révélation. Dieu est glorifié dans le Christ, et nous les hommes, nous reconnaissons cette gloire, ce pouvoir éternel du Christ et son royaume hors d’atteinte.


Premier discours des adieux (Jn.14,16-17)


Quel est le chemin demande Thomas ? « Aimez-vous les uns les autres » (Jn.13,34). A cela le monde reconnaîtra que nous sommes ses disciples. Le seul obstacle selon saint Maxime le Confesseur se nomme la philautie, l’amour égoïste de soi qu’il nous faut transformer en amour désintéressé. « Amour sans limite » dira saint Isaac le syrien, seulement possible dans l’Eglise où circule l’Esprit Saint. Les apôtres sont dans la tristesse. Le Christ les quitte par amour : « lorsque je m’en serai allé, je vous aurai préparé une place, je reviendrai et je vous prendrai avec moi » (Jn.14,3). Demeurez dans la fidélité et le courage « et moi je prierai le Père et il vous donnera un autre consolateur » (Jn.14,16-17). Son Esprit invisible viendra mystérieusement nourrir notre esprit. Et nul ne peut véritablement le contempler, car il ne peut être circonscrit, ni représenté. Celui que l’on nomme le Consolateur ou le Paraclet, du grec « parakaleo », celui que l’on appelle à l’aide, est bien l’Esprit Saint. Nous ne sommes plus orphelins. Le Christ est dans l’Esprit Saint. L’Esprit Saint est source de réconfort spirituel. L’Esprit et le Christ sont inséparables, ils forment « les deux mains de Dieu » (6) selon saint Irénée. Ils sont unis au Père à chaque étape de l’économie divine depuis la création jusqu’à la résurrection des corps. On peut dire avec le père André Scrima (7) : « L’Esprit complète, parfait et approfondi l’œuvre du Christ. Il donne le Christ aux apôtres […]. » « Pour qu’Il demeure avec nous pour toujours » est une parole qui précise la forme de la présence de Dieu dans le monde durant la période qui va du départ du Christ jusqu’à son second avènement. Maintenant dès à présent, nous sommes à la fois dans la plénitude du royaume sans encore y être complétement. Nous sommes dans le royaume parce que nous avons l’Esprit qui est présent pour toujours et nous ne sommes pas entièrement dans le royaume parce que le Seigneur Jésus, qui nous envoie l’Esprit, ne demeure plus lui-même avec nous pour toujours ; nous sommes dans l’attente de sa seconde venue, et l’Esprit Saint est avec nous d’une présence réelle et invisible ». Le Christ demande au Père d’envoyer l’Esprit consolateur afin de naître d’eau et d’Esprit et d’entrer dans le royaume de Dieu (Jn.3,5) . « Moment axial », dit le père André Scrima, qui précède le mystère de la crucifixion dans le temps historique. Le discours d’adieux contient cette progression à laquelle l’humanité est invitée. Dans le mystère de la révélation trinitaire, l’éternité rejoint l’histoire à travers la venue consolatrice de l’Esprit, l’Esprit du Fils sur décision du Père. Le monde ne peut le recevoir parce qu’il est mû par un autre esprit. Deux esprits œuvrent désormais dans le monde et ils sont irréconciliables. Les hommes de foi sont les seuls en mesure de « voir » le Dieu vivant agissant de manière cachée. Telle est notre condition et notre espérance après le départ du Christ auprès du Père.


Deuxième discours d’adieux (Jn.14,25-31)


Dans ce propos, le Christ renouvelle sa promesse d’envoyer l’Esprit consolateur de la part du Père. Le Père et le Fils agissent ensemble. Il s’agit d’une nouvelle étape. En effet, l’Esprit rappellera aux disciples tout l’enseignement du Christ (Jn.14,26). Il y a là comme une gradation dans le message, une progression qui a cours dans la dynamique du salut. Toute répétition chez l’apôtre Jean produit du sens. Au cours de la première promesse (Jn.14,16-17), l’apôtre théologien décrit l’Esprit comme antagoniste à l’esprit du monde. Dans la seconde promesse (Jn.14,26), l’Esprit ravive la connaissance en toutes choses et au nom du Christ. « En toutes choses » : l’Esprit complétera toute connaissance utile sur la personne du Christ jusqu’au jour glorieux de son retour. « Au nom du Christ », c’est-à-dire dans le Christ, par le Christ, l’Esprit continue d’enseigner les hommes constants dans la foi et fuyants l’esprit de ce monde. Il s’agit d’un enseignement porté à l’intérieur, au cœur même des êtres ; le Christ ayant enseigné les apôtres à l’extérieur par la parole.


« Levez-vous et partons d’ici » (Jn.14,31)


Cette invitation signe la fin des seconds adieux. Suivons le Christ et n’ayons aucune crainte à l’idée de quitter le monde.

Ainsi, « le Père possède l’Esprit en propre, mais il le donne au Fils, afin que nous aussi nous recevions dans le Christ le bien de l’Esprit » (8) souligne saint Cyrille d’Alexandrie dans son commentaire de saint Jean. La lecture patiente et priante, que propose André Scrima dévoile une grande richesse de sens, déploie de nouvelles perspectives mystiques, éclaire l’intelligence. Il reste à chacun d’entre nous d’entrer progressivement dans cette dimension intérieure de la Parole divine révélée. Pierre et Jean s’élancèrent ensemble vers le tombeau. Jean courut plus vite et se figea à l’entrée, cependant que Pierre arrivé à sa suite pénétra le premier dans le sépulcre (Jn.20,1-10). Jean entra après Pierre.

Pierre incarne la foi ardente, Jean la vive intelligence. La foi est première et l’intelligence fait suite. Efforçons-nous de comprendre et demeurons vivants dans la foi !

Père Joseph Demanet. Monastère de la Nativité de la Mère de Dieu (Godoncourt)

 

1)      L’évangile de Jean. Un commentaire. André Scrima. Editions du Cerf, 2017.

2)      Anca Vasiliu. André Scrima, de la philosophie d’un moine pèlerin contemporain (Equivocité et paradoxe du témoignage) in « Vie philosophique et vies de philosophes » Editions Sens et Tonka et Cie, 2010.

3)      Kairos en grec : c’est le moment propice, le moment à ne pas manquer, le moment du bon choix à effectuer. Le mot kairos apparaît 70 fois dans le N.T. Marc 13,33 « veillez, car vous ne connaissez pas quand sera le moment (le kairos).

4)      L’évangile de Marc est composé vers 70. Les  Evangiles de Matthieu et Luc vers 80-100.

5)      La tradition de l’Eglise s’appuie sur saint Irénée de Lyon, qui a recueilli les témoignages de presbytres tels que Papias de Hiérapolis et Polycarpe de Smyrne, mort en 155.

6)      L’image des « deux mains de Dieu » apparaît une dizaine de fois dans les livres IV et V du « Contre les hérésies » de saint Irénée.

7)      L’évangile de Jean. Un commentaire. André Scrima. Editions du Cerf, 2017. p.230.

V,2. P.G.,73,749-760



40 vues0 commentaire

Posts similaires

Voir tout
bottom of page